A
quand remonte votre dernière rencontre avec un anglo-saxon? Considérant
le nombre de fois que l'on peut entendre au cours d'une journée l'expression
anglo-saxon et l'infinie variété de ses applications, on pourrait imaginer
en croiser à tous les coins de rue.
L'invasion
de l'île en sceptre au cours du cinquième siècle après Jésus Christ
par les "angles", "saxons" et "jutes" d'origine teutonique marqua le début
de la période anglo-saxonne.Mais c'est depuis presqu'un millénaire que
les anglo-saxons ont été engloutis dans les courants de l'histoire. Prenons-en
donc acte dans le langage courant.D'autant que l'histoire a porté au compte
d'un Duc de Normandie, William dit le Conquérant, victorieux en 1066 sur
les champs de Hastings, et de ses successeurs le crédit pour avoir transformé
une société arriérée, à son nadir historique aux dires de certains,
en royaume à la pointe du développement pour son époque.
D'aucuns
oseraient même dire que les rois anglo-normands ont apporté leur contribution
majeure à la civilisation dans le domaine judiciaire en instaurant un
système de cours royales et en remplaçant les procédures irrationnelles
des anglo-saxons par des règles tirées du droit canonique et du ius
civile d'origine
continentale. L'application généralisée de ces normes a donné naissance
à la "common law" qui s'est ensuite propagée à travers l'empire britannique.
Ainsi un attribut aussi caractéristique des anglo-saxons que leur système
de droit, la "common law", est davantage le fait de normands que de tout
"anglo-saxon".[1]
Comment
alors peut-on expliquer que l'expression anglo-saxon soit autant utilisée
en France, d'ailleurs bien davantage qu'elle ne l'est dans les pays dits
anglo-saxons eux-mêmes? En effet, outre-Atlantique l'expression anglo-saxon
sert surtout à identifier, en conjugaison avec d'autres épithètes, un
segment de la population: les "white anglo-saxon protestants" - les "WASPs".
Selon
l'éminente éditorialiste de l'International Herald Tribune, Flora Lewis,
la paternité de l'expression anglo-saxon dans son application à tout
ce qui parle anglais (quelque soit l'accent) et vient d'outre-Manche revient
au Général de Gaulle.[1]Cette
allusion à la proximité anthropologique de ses hôtes anglais avec l'ennemi
allemand devait participer à ses efforts de tous moments de leur imposer
une certaine modestie. Peut-être mettait-il en exergue par la même occasion
les hésitations américaines à s'engager militairement contre les nazis.
Mais
force est de constater qu'à l'heure actuelle les quelques 15% de noirs,
12% d'hispaniques (qui plus est, catholiques), 6% d'asiatiques, sans même
compter les descendants des immigrés irlandais, italiens, germaniques
et slaves, composant la population américaine ne s'identifient guère
avec l'anglo-saxon. Non plus les quelques millions de québécois, les
indo-pakistanais au Royaume-Uni, ou encore les boors en Afrique du Sud.
Et quand le périmètre du monde anglo-saxon est poussé jusqu'à Hong
Kong et Singapour, le nombre même des interprétations possibles de l'expression
rend son décodage problématique.
Bref,
si ce n'est que pour améliorer la communication avec les anglo-saxons,
cessons de les appeler ainsi.
Et
profitons de ce toilettage de notre langage pour bannir d'autres formulations
tout aussi inappropriées en relation avec les pays de l'ancien empire
britannique et leur "common law".
Par
exemple, la "common law" est souvent distinguée de ce côté de La Manche
du droit civil ou du droit français par son caractère "coutumier" ou
"non-écrit" ou, a contrario ,
dit-on que le droit des pays anglo-saxons est "fait par les juges" en contraste
avec le droit français qui serait codifié par le législateur.
Or
la source de droit caractéristique de la "commonlaw" est bel et bien la
jurisprudence, les coutumes ne jouant qu'un rôle marginal dans sa construction;[1]
d'ailleurs, le Code civil lui-même emprunte très largement aux Coutumes
de Paris en vigueur dans le nord de la France pré-révolutionnaire. Ainsi
la tentative de différentiation de la "common law" par rapport au droit
civil en fonction de ses fondements coutumiers s'avère futile.
Certes,
la Constitution de la Grande Bretagne, en tout cas celle antérieure à
l'intégration du pays à l'Union Européenne, était non-écrite, mais
la "common law" est composée des principes (ratio decidendi )
identifiés comme ayant motivé les jugements écrits.[1]
Enfin,
dans certains des pays traités en France d'anglo-saxons ou de "common
law", dont l'Angleterre, non seulement le rôle du législateur était
(avant l'adhésion à l'Union Européenne) déterminant en théorie ("Supremacy
of Parliament") mais en plus, dans tous ces pays, le législateur contribue
une quantité débordante, et de surcroît sans cesse croissante, de normes
à l'édifice juridique national (il suffit de parcourir les rayons de
toute bibliothèque de droit pour s'en rendre compte).
Il
y a lieu aussi de relativiser la différence de statut de la jurisprudence
en termes de "source de droit" dans les régimes "common law" et civil.
En France, les avocats invoquent la jurisprudence dans leurs plaidoiries
précisément parce qu'elle détermine souvent les jugements; aussi, les
pays de la "common law" mettentau placard la règle de stare decisis
qui obligeait tout juge à appliquer la ratio decidendi
d'un jugement d'un niveau égal ou supérieur dans la hiérarchie judiciaire
pour résoudre toute nouvelle affaire analogue.[1]
Evoquons
donc la "common law" pour identifier les normes créées par les juges
dans les pays de l'ancien empire britannique, sachant que la "common law"
n'est qu'un composant de leur régime juridique. En effet, les droits de
certains de ces pays ont sur d'autres plans plus en commun avec le droit
français qu'avec le droit anglais.
Aux
Etats-Unis la constitution fonde une république et instaure la séparation
des pouvoirs et les droits de l'homme d'inspiration française plutôt
que la suprématie du Parlement dans la tradition constitutionnelle anglaise.
La
France et la Grande Bretagne ont ceci en commun et à la différence de
grand nombre de pays rassemblés sous l'épithète anglo-saxon qu'ils sont
des Etats unitaires alors que la plupart des nouveaux pays anglo-saxons
sont des fédérations (dont les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, l'Inde,
le Nigéria).
Il
importe donc de confiner la "common law" aux normes prononcées originellement
par les cours et tribunaux des pays de l'empire britannique lesquelles
normes sont souvent reprises dans des lois de synthèse (Sale of Goods
Act, Bills of Exchange Act, etc.). Encore de nos jours, les juges appartenant
à la tradition anglo-américaine tissent leurs adaptations de la "common
law" dans les interstices du canevas constitutionnel et législatif.
Le
droit anglo-saxon n'est plus, longue vie au droit anglo-américain!
[1] Pour
un développement autour des racines continentales de la "common law",
le lecteur est renvoyé à Javier Martinez-Torron, Anglo-American Law and
Canon Law, (Duncker & Humblot, Berlin, 1998), ainsi qu'au commentaire
de l'ouvrage par l'auteur du présent article dans la Revue Internationale
de Droit Comparé, Paris, automne 1999.
[1]
Where are those 'Anglo-Saxons' the French keep decrying, International
Herald Tribune, premier octobre 1993, p.6.
[1]Par exemple, Lord Mansfield, Chief Justice de la King's Bench de 1756 à
1788, a emprunté aux pratiques des marchands pour régler leurs différends
et faisaitconstituer des jurys de marchands pour juger les affaires commerciales.
[1]
Dans l'intérêt de la précision, il convient de rappeler que la Judicature
Act de 1873 a fusionné les cours appliquant la "common law" et celles
appliquant les règles de l'"equity" mais les régimes continuent à co-exister,
le rôle de l'"equity" étant de compléter les règles de la "common law"
lorsque leur application produirait un résultat injuste.
[1]
Voir en particulier le Practice Statement (Judicial Precedent) de la House
of Lords, [1966] 1 W.L.R. 395. L'auteur du présent article a eu l'occasion
de commenter le rôle de la jurisprudence en droit anglo-américain: Judicial
Review of Rules of Law - Maxim cessante ratione,cessat ipsa lex, The Canadian
Bar Review, March 1977 ainsi que Stare Decisis, the Binding Effect of Decisions
of House of Lords in Lower Courts, The Canadian Bar Review, September 1974.