DANIEL ARTHUR LAPRES

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Gazette du Palais, Paris, le 19 juin 2002 

Les anglo-saxons sont morts, 

longue vie aux anglo-normands!

par

Daniel Arthur LAPRES




A quand remonte votre dernière rencontre avec un anglo-saxon? Considérant le nombre de fois que l'on peut entendre au cours d'une journée l'expression anglo-saxon et l'infinie variété de ses applications, on pourrait imaginer en croiser à tous les coins de rue. 

L'invasion de l'île en sceptre au cours du cinquième siècle après Jésus Christ par les "angles", "saxons" et "jutes" d'origine teutonique marqua le début de la période anglo-saxonne.Mais c'est depuis presqu'un millénaire que les anglo-saxons ont été engloutis dans les courants de l'histoire. Prenons-en donc acte dans le langage courant.D'autant que l'histoire a porté au compte d'un Duc de Normandie, William dit le Conquérant, victorieux en 1066 sur les champs de Hastings, et de ses successeurs le crédit pour avoir transformé une société arriérée, à son nadir historique aux dires de certains, en royaume à la pointe du développement pour son époque. 

D'aucuns oseraient même dire que les rois anglo-normands ont apporté leur contribution majeure à la civilisation dans le domaine judiciaire en instaurant un système de cours royales et en remplaçant les procédures irrationnelles des anglo-saxons par des règles tirées du droit canonique et du ius civile d'origine continentale. L'application généralisée de ces normes a donné naissance à la "common law" qui s'est ensuite propagée à travers l'empire britannique. Ainsi un attribut aussi caractéristique des anglo-saxons que leur système de droit, la "common law", est davantage le fait de normands que de tout "anglo-saxon".[1]

Comment alors peut-on expliquer que l'expression anglo-saxon soit autant utilisée en France, d'ailleurs bien davantage qu'elle ne l'est dans les pays dits anglo-saxons eux-mêmes? En effet, outre-Atlantique l'expression anglo-saxon sert surtout à identifier, en conjugaison avec d'autres épithètes, un segment de la population: les "white anglo-saxon protestants" - les "WASPs". 

Selon l'éminente éditorialiste de l'International Herald Tribune, Flora Lewis, la paternité de l'expression anglo-saxon dans son application à tout ce qui parle anglais (quelque soit l'accent) et vient d'outre-Manche revient au Général de Gaulle.[1]Cette allusion à la proximité anthropologique de ses hôtes anglais avec l'ennemi allemand devait participer à ses efforts de tous moments de leur imposer une certaine modestie. Peut-être mettait-il en exergue par la même occasion les hésitations américaines à s'engager militairement contre les nazis.

Mais force est de constater qu'à l'heure actuelle les quelques 15% de noirs, 12% d'hispaniques (qui plus est, catholiques), 6% d'asiatiques, sans même compter les descendants des immigrés irlandais, italiens, germaniques et slaves, composant la population américaine ne s'identifient guère avec l'anglo-saxon. Non plus les quelques millions de québécois, les indo-pakistanais au Royaume-Uni, ou encore les boors en Afrique du Sud. Et quand le périmètre du monde anglo-saxon est poussé jusqu'à Hong Kong et Singapour, le nombre même des interprétations possibles de l'expression rend son décodage problématique. 

Bref, si ce n'est que pour améliorer la communication avec les anglo-saxons, cessons de les appeler ainsi.

Et profitons de ce toilettage de notre langage pour bannir d'autres formulations tout aussi inappropriées en relation avec les pays de l'ancien empire britannique et leur "common law". 

Par exemple, la "common law" est souvent distinguée de ce côté de La Manche du droit civil ou du droit français par son caractère "coutumier" ou "non-écrit" ou, a contrario , dit-on que le droit des pays anglo-saxons est "fait par les juges" en contraste avec le droit français qui serait codifié par le législateur. 

Or la source de droit caractéristique de la "commonlaw" est bel et bien la jurisprudence, les coutumes ne jouant qu'un rôle marginal dans sa construction;[1] d'ailleurs, le Code civil lui-même emprunte très largement aux Coutumes de Paris en vigueur dans le nord de la France pré-révolutionnaire. Ainsi la tentative de différentiation de la "common law" par rapport au droit civil en fonction de ses fondements coutumiers s'avère futile.

Certes, la Constitution de la Grande Bretagne, en tout cas celle antérieure à l'intégration du pays à l'Union Européenne, était non-écrite, mais la "common law" est composée des principes (ratio decidendi ) identifiés comme ayant motivé les jugements écrits.[1]

Enfin, dans certains des pays traités en France d'anglo-saxons ou de "common law", dont l'Angleterre, non seulement le rôle du législateur était (avant l'adhésion à l'Union Européenne) déterminant en théorie ("Supremacy of Parliament") mais en plus, dans tous ces pays, le législateur contribue une quantité débordante, et de surcroît sans cesse croissante, de normes à l'édifice juridique national (il suffit de parcourir les rayons de toute bibliothèque de droit pour s'en rendre compte). 

Il y a lieu aussi de relativiser la différence de statut de la jurisprudence en termes de "source de droit" dans les régimes "common law" et civil. En France, les avocats invoquent la jurisprudence dans leurs plaidoiries précisément parce qu'elle détermine souvent les jugements; aussi, les pays de la "common law" mettentau placard la règle de stare decisis qui obligeait tout juge à appliquer la ratio decidendi d'un jugement d'un niveau égal ou supérieur dans la hiérarchie judiciaire pour résoudre toute nouvelle affaire analogue.[1]

Evoquons donc la "common law" pour identifier les normes créées par les juges dans les pays de l'ancien empire britannique, sachant que la "common law" n'est qu'un composant de leur régime juridique. En effet, les droits de certains de ces pays ont sur d'autres plans plus en commun avec le droit français qu'avec le droit anglais. 

Aux Etats-Unis la constitution fonde une république et instaure la séparation des pouvoirs et les droits de l'homme d'inspiration française plutôt que la suprématie du Parlement dans la tradition constitutionnelle anglaise. 

La France et la Grande Bretagne ont ceci en commun et à la différence de grand nombre de pays rassemblés sous l'épithète anglo-saxon qu'ils sont des Etats unitaires alors que la plupart des nouveaux pays anglo-saxons sont des fédérations (dont les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, l'Inde, le Nigéria).

Il importe donc de confiner la "common law" aux normes prononcées originellement par les cours et tribunaux des pays de l'empire britannique lesquelles normes sont souvent reprises dans des lois de synthèse (Sale of Goods Act, Bills of Exchange Act, etc.). Encore de nos jours, les juges appartenant à la tradition anglo-américaine tissent leurs adaptations de la "common law" dans les interstices du canevas constitutionnel et législatif.

Le droit anglo-saxon n'est plus, longue vie au droit anglo-américain!



DANIEL ARTHUR LAPRES

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[1] Pour un développement autour des racines continentales de la "common law", le lecteur est renvoyé à Javier Martinez-Torron, Anglo-American Law and Canon Law, (Duncker & Humblot, Berlin, 1998), ainsi qu'au commentaire de l'ouvrage par l'auteur du présent article dans la Revue Internationale de Droit Comparé, Paris, automne 1999.
[1] Where are those 'Anglo-Saxons' the French keep decrying, International Herald Tribune, premier octobre 1993, p.6.
[1] Par exemple, Lord Mansfield, Chief Justice de la King's Bench de 1756 à 1788, a emprunté aux pratiques des marchands pour régler leurs différends et faisaitconstituer des jurys de marchands pour juger les affaires commerciales.
[1] Dans l'intérêt de la précision, il convient de rappeler que la Judicature Act de 1873 a fusionné les cours appliquant la "common law" et celles appliquant les règles de l'"equity" mais les régimes continuent à co-exister, le rôle de l'"equity" étant de compléter les règles de la "common law" lorsque leur application produirait un résultat injuste.
[1] Voir en particulier le Practice Statement (Judicial Precedent) de la House of Lords, [1966] 1 W.L.R. 395. L'auteur du présent article a eu l'occasion de commenter le rôle de la jurisprudence en droit anglo-américain: Judicial Review of Rules of Law - Maxim cessante ratione,cessat ipsa lex, The Canadian Bar Review, March 1977 ainsi que Stare Decisis, the Binding Effect of Decisions of House of Lords in Lower Courts, The Canadian Bar Review, September 1974.