DANIEL
ARTHUR LAPRES
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JOURNAL DU DROIT
INTERNATIONAL
Paris - Décembre
2002
L'exorbitante
affaire yahoo
par
Daniel Arthur Laprès
1.
- Introduction
Au
printemps de l'année 2000, deux associations françaises (la Ligue Contre
le Racisme et l'Antisémitisme - la LICRA - et l'Union des Etudiants Juifs
de France - l'UEJF) ont fait constater par huissier qu'à partir d'écrans
d'ordinateurs situés sur le territoire français, il était possible d'accéder
à des pages de vente aux enchères sur le site yahoo.com appartenant à
Yahoo ! Inc. affichant des insignes et emblèmes nazis.
Les
associations ont alors demandé au Premier Président du Tribunal de Grande
Instance de Paris d'ordonner en référé à Yahoo d'empêcher l'accès
par les internautes en France aux pages litigieuses de son site sous astreinte
de 100.000 Francs par jour de retard en cas de non-exécution dans le délai
imparti.
Yahoo
! Inc. a résisté en arguant l'incompétence du juge français, mais sans
succès. Yahoo ! Inc. a fait valoir que la vente d'objets nazis à partir
de ses serveurs aux Etats-Unis n'enfreignait aucune loi américaine. Ainsi,
au-delà des considérations financières les incitant à agir plutôt
en France que devant les tribunaux du siège de Yahoo ! Inc., les demanderesses
n'imaginaient sans doute pas avoir gain de cause en Californie.
Dès
le 22 mai 2000, le Juge délégué par le Premier Président, Monsieur
le Vice-Président Gomez, a ordonné à Yahoo ! Inc.:
de
prendre toutes les mesures de nature à dissuader et à rendre impossible
toute consultation sur Yahoo.com du service de ventes aux enchères d'objets
nazis et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme
ou une contestation des crimes nazis.
Mais
l'affaire a été renvoyée au mois de juillet 2000 pour permettre à Yahoo
! Inc. de préparer et présenter un plan de mise en oeuvre de l'ordonnance.
Ensuite
Yahoo a déplacé le débat aussi bien devant la justice que dans le public
autour de la possibilité technique de filtrer les auditeurs et d'empêcher
les internautes en France d'accéder aux sites litigieux. Ainsi, a-t-elle
obtenu que le Juge nomme trois experts denotoriété
internationale pour l'informer à cet égard.
Le
20 novembre 2000, après avoir recueilli les avis des experts confirmant
la possibilité d'effectuer sans coût prohibitif un filtrage efficace
à environ 80%, le Juge a confirmé son ordonnance à Yahoo ! Inc. d'empêcher
l'accès à partir de la France aux pages litigieuses sous astreinte de
Francs 100.000 par jour de retard au-delà d'un délai de trois mois accordé
pour l'exécution des mesures appropriées.
Mais
avant la date limite, Yahoo ! Inc., constatant sans doute que ses prises
de positions ne lui valaient pas l'enthousiasme public, a mis en place
des techniques de filtrage correspondant grosso modo
aux exigences de la justice française. En effet, il semble que le site
yahoo.com continue d'afficher certains memorabilia du Troisième Reich
et que Mein Kampf y est vendu aux enchères et enfin que ses pages comportent
des liens à de nombreuses pages aux contenus pro-nazis ou anti-sémites.
Enfin,
Yahoo ! Inc., tout en ayant apparemment renoncé à faire appel en France,
a obtenu des tribunaux américains un jugement en référé ("summary judgment")
déclarant l'ordonnance de la justice française susceptible de recevoir
ni reconnaissance ni exécution aux Etats-Unis.
Devant la justice américaine, la LICRA et les autres associations ont
d'abord contesté la compétence et, sur le fond, elles ont surtout minimisé
la portée de l'ordonnance française en admettant que Yahoo ! Inc. avait
mis en oeuvre un filtrage adéquat et en assurant qu'elles n'avaient aucune
intention de faire exécuter l'astreinte. Mais, le 7 juin 2001, le Juge
du 9ième Circuit (Nord de la Californie à San Jose), Monsieur Jeremy
Fogel, s'est déclaré compétent par rapport aux associations défenderesses
sur la base de leur utilisation délibérée de la loi de la Californie,
parce que la demande de Yahoo ! Inc. survenait en relation avec les activités
des défenderesses en Californie et parce que l'exercice de compétence
n'était pas déraisonnable.
Le 7 novembre, le Juge a tranché sur le fonddéclarant
l'ordonnance française sans effet aux Etats-Unis parce qu'enfreignant
la liberté d'expression de Yahoo ! Inc. telle que protégée par le Premier
Amendement de la Constitution américaine.
Ce
commentaire porte sur l'application à Yahoo ! Inc. du droit international
privé français ainsi que sur les implications de l'affaire en droit international
public. Quant à la filiale française, sa soumission à la loi française
et à la compétence du tribunal français ne pose évidemment aucun problème.
Par contre, la question de savoir si l'affichage d'un lien vers le site
yahoo.com et ses pages litigieuses doit être considéré comme une faute
soulève un problème qui malgré son intérêt et son importance ne sera
pas traité ici.
L'affaire
Yahoo ! pose des défis non seulement au juge français mais aussi au législateur.
En effet, il y a lieu d'apprécier les décisions des juges français en
fonction des normes supérieures qui leur sont imposées par le législateur.
Par contre, ce dernier répond des insuffisances des lois elles-mêmes
sur le plan du droit international public.
2
- L'application du droit international privé français
Le
juge français saisi d'une affaire à dimensions internationales comme
l'affaire yahoo devait d'abord se prononcer sur sa compétence générale
par rapport aux événements et par rapport aux parties en cause. Sur ces
points, Monsieur le Vice-Président Gomez observe
dès sa première ordonnance du 22 mai 2001
.
. . qu'en permettant la visualisation en France de ces objets et la participation
éventuelle d'un internaute installé en France à une telle exposition
vente, la Société YAHOO ! Inc. commet donc une faute sur le territoire
français, faute, dont le caractère non intentionnel est avéré, mais
qui est à l'origine d'un dommage tant pour la LICRA que pour l'UEJF qui
ont, l'une et l'autre, vocation à poursuivre en France toute forme de
banalisation du nazisme, peu important au demeurant le caractère.
D'abord
ces actes violent l'article R 645-1 du Code Pénal qui dispose que:
Est
puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 5e classe le fait,
sauf pour les besoins d'un film, d'un spectacle ou d'une exposition comportant
une évocation historique, de porter ou d'exhiber en public un uniforme,
un insigne ou un emblème rappelant les uniformes, les insignes ou les
emblèmes qui ont été portés ou exhibés soit par les membres d'une
organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut
du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8
août 1945, soit par une personne reconnue coupable par une juridiction
française ou internationale d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité
prévus par les articles 211-1 à 212-3 ou mentionnés par la loi n 64-1326
du 26 décembre 1964.
D'autre
part, le juge considère que l'exhibition d'uniformes, insignes, emblèmes
rappelant ceux qui ont été portés ou exhibés par les nazis constitue
un fondement indépendant de la violation de l'article R 645-1 du Code
Pénal pour exercer ses pouvoirs d'ordonner des mesures destinées à faire
cesser les "troubles manifestement illicites" au sens des articles 808
et 809 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Mais en quoi de tels comportements seraient illicites sinon en vertu dudit
article du Code Pénal n'est pas précisé.
Le
juge ajoute que
.
. . le dommage étant subi en France, notre juridiction est donc compétente
pour connaître du présent litige en application de l'article 46 du Nouveau
Code de Procédure Civile.
Le
cas yahoo engendre des conflits aussi bien de loi applicable que de compétence
judiciaire.
2.1.
- Le conflit des lois applicables
2.1.1.
- Le conflit des lois dans l'affaire yahoo
Si
l'acte devant fonder la demande des associations victimes se produit en
France, personne ne s'étonnera de ce que le juge français agisse sur
le fondement de l'article 3 alinéa 1 du Code civil stipulant que "les
lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent sur le territoire."
La jurisprudence
et la doctrine
françaises concordent sur l'importance déterminante du lex loci delicti pour
identifier la loi applicable. Le caractère non-intentionnel de la violation
de la loi française par Yahoo ! Inc. exclut sa responsabilité pénale
mais la faute quasi-délictuelle peut naître même en l'absence de volonté
délibérée. La violation de la loi pénale étant avérée, la prospérité
de l'action quasi-délictuelle est assurée.
Mais
la conclusion que les actes reprochés à Yahoo!
Inc. ont été commis en France ne nous semble pas s'imposer sans discussion.
En
effet, les actes sine qua non
pour exhiber les images nazies en les conduisant à l'écran de tout ordinateur
en France sont commis par l'utilisateur en France.
Sans l'interrogation adressée par l'internaute au serveur de Yahoo ! Inc.,
aucune communication ne serait établie. Sauf à être traités par l'ordinateur
de l'internaute français, les signaux émanant des serveurs ne constituent
pas en soi ni ne représentent des insignes ou emblèmes litigieux, étant
désagrégés en signaux poursuivant (en "paquets") des itinéraires différents
sur le réseau des réseaux avant d'être ré agrégés à destination.
Et en amont par rapport à l'utilisateur en France, on trouve d'abord les
opérateurs des réseaux de transport des signaux, qui sont indépendants
de Yahoo ! Inc. Le maintien de langage codé sur des serveurs en Californie
est passif,
ce que le juge lui-même a noté en reprochant à Yahoo ! Inc. d'avoir
"permis" l'affichage sur des écrans en France des symboles nazis. Surtout,
dans une affaire de délit de presse, la Cour Européenne de Justice a
considéré que le lieu de l'acte délictueux se situe dans l'Etat de l'établissement
de l'éditeur et que le résultat de l'acte délictueux a lieu dans tous
les Etats où la publication est diffusée et où la victime est connue.
Enfin, le cas échéant, les mesures à accomplir par Yahoo ! Inc.
pour accomplir le filtrage exigé par la justice française seraient exécutées
sur ses serveurs en Californie.
S'agissant
de faits commis à l'étranger par un étranger sans infraction à sa loi
pénale locale, seuls les cas de crimes contre l'humanité ou certaines
autres situations extrêmes ou particulières (par exemple une fraude à
l'immigration commise par un étranger dans un consulat français à
l'étranger) sont susceptibles d'être poursuivis en France en application
de son droit pénal.
En d'autres termes, si l'acte reproché à Yahoo ! Inc. n'avait pas été
jugé comme ayant été commis en France, le juge français aurait vraisemblablement
agi avec plus de circonspection dans la projection de son Code Pénal jusqu'en
Californie. Dès 1873, la Cour de Cassation a jugé que sauf dans des cas
exceptionnels les tribunaux français ne doivent pas juger des ressortissants
étrangers pour des infractions commises hors du territoire français car
un tel exercice de compétence serait "exorbitant".
Le
conflit de lois a été concrétisé par les jugements du Juge fédéral
Jeremy Fogel qui, après s'être déclaré compétent par rapport à la
LICRA et al,
a donné satisfaction à Yahoo ! Inc. sur le fond par son jugement du 7
novembre 2001. Dans ce dernier jugement, tout en exprimant son respect
pour la loi française et en acceptant l'application de la loi française
sur le territoire français, il considéra que le comportement de Yahoo
! Inc. aux Etats-Unis ne pouvait être soumis à des contraintes ayant
pour effet de violer sa liberté d'expression. Le Juge a rappelé que la
justice américaine adopte une telle attitude tant vis-à-vis des lois
chinoises limitant la liberté d'expression religieuse
que vis-à-vis des jugements anglais sanctionnant la diffamation dans des
circonstances donnant lieu à une protection constitutionnelle de la liberté
d'expression aux Etats-Unis.
Sans
un intérêt gouvernemental impérieux ("compelling government interest"),
le Premier Amendement ne supporte aucune régulation des communications
sur la base des orientations exprimées ("viewpoint based regulation").L'ordonnance
était "trop générale et trop imprécise" parce que visant "tout site
susceptible d'être interprétée comme faisant l'apologie du nazisme ou
contestant les crimes nazis", une telle formulation manquant de communiquer
à Yahoo ! Inc. un avertissement suffisamment défini de ce qui lui était
interdit.
Certes,
le juge fédéral a-t-il reconnu que les tribunaux américains, en application
de la Constitution et des lois y afférant,
reconnaissent et rendent exécutoires les jugements des "sister States".
Mais comité des nations nonobstant, les tribunaux américains ne donnent
pas effet aux actes judiciaires fondés sur des "politiques violant les
intérêts fondamentaux des Etats-Unis" ou "ses notions fondamentales de
la décence et de la justice".
Abstraction
faite des principes constitutionnels, le Restatement of Torts en son article
145 incite les tribunaux à appliquer la loi de l'Etat ayant la connexion
la plus étroite avec les événements en cause en fonction notamment du
lieu du fait dommageable et du lieu de la survenance du dommage. Cet article
prescrit aux tribunaux de tenir compte des critères stipulés à l'article
6, soit les exigences des systèmes inter étatique et international, les
politiques en cause dans l'Etat du for ainsi que celles des autres Etats
concernés, la protection des anticipations justifiées, des politiques
sous-tendant le domaine de droit en question, la prévisibilité et l'uniformité
des résultats et la commodité de la détermination du loi applicable.
La
solution au conflit de compétence législative appliquée dans l'affaire
yahoo se situe en contre courant par rapport aux tendances de la jurisprudence
française tout en illustrant comment l'universalisme peut virer à l'absolutisme.
Ainsi
le principe a-t-il été admis en droit français que des droits acquis
à l'étranger dans des conditions contraires à l'ordre public en France
pourraient avoir des effets sur le territoire français.
En effet, les tribunaux reconnaissent au titre du droit acquis à l'étranger
un mariage polygamique,
un divorce dans des conditions non-admises en droit français
ou une répudiation malgré les effets entraînés en France
(certes sous réserve du respect notamment des garanties de la Convention
européenne pour la protection des droits de l'homme).
N'est-il pas dès lors admis que les valeurs même fondamentales défendues
par l'ordre public interne sont susceptibles d'accommodements dans des
cas d'extranéité?
La contravention consistant en l'exposition d'insignes ou symboles nazis
à partir de sites web étrangers serait-elle alors considérée comme
violant une valeur plus importante encore que la monogamie ou l'égalité
de la femme ou le droit de se défendre dans le cadre d'un procès équitable?
L'adoption
généralisée de la règle yahoo entraînerait que tous les pays du monde
(sans compter leurs sous-divisions) pourraient étendre l'application de
leurs lois pénales d'aussi infime gravité qu'une contravention à travers
des actions quasi-délictuelles à l'encontre des sites étrangers mêmes
passifs. Tout exploitant de site web où qu'il soit au monde aurait alors
l'obligation d'empêcher l'accès à son site à tout internaute situé
dans un pays où ses contenus seraient soit illégaux soit soumis à des
contrôles ou autorisations.
2.1.2.
- Les conflits de lois analogues
Les
solutions législatives et judiciaires de situations comparables en droit
français et en droit étranger n'abondent pas et sont pour le moins contradictoires.
Il est tout de même utile d'en évoquer au moins certaines, non pour dire
que le juge dans l'affaire yahoo était obligé de les appliquer, mais
pour illustrer l'existence d'autres approches que celle qu'il a adoptée.
Dans
le domaine pénal même, il est difficilement concevable que tout tribunal
applique la loi pénale d'un autre état à des événements sur son propre
territoire, a fortiori
si cette loi pénale dispose le contraire de sa propre loi. Et c'est déjà
là une bonne raison pour que les tribunaux ne cherchent à projeter leur
propre loi pénale extra territorialement que dans des situations exceptionnelles.
Pourtant,
aux Etats-Unis, les afficheurs d'images jugées "obscènes" au Tennessee
selon les "normes actuelles de la communauté" ont été condamnés alors
que le site était hébergé en Californie et ses propriétaires/dirigeants
y étaient domiciliés.
La
Cour de Cassation en Italie a eu l'occasion d'appliquer dans le contexte
de l'internet l'article 6 du Code Pénal local qui définit son champ comme
couvrant "tout acte ou omission ou même les effets de ladite action ou
omission s'étant produit en tout ou en partie sur le territoire italien".
La Cour a considéré que le chargement sur un serveur à l'étranger d'informations
diffamatoires et leur réception sur des écrans en Italie correspondaient
à un seul actus delicti
de diffamation.
Le
domaine des paris en ligne offre une analogie pertinente en ce sens que
l'objet de la régulation est une activité jugée comme mettant en cause
des valeurs morales. S'agissant en tout cas des procureurs et des juges
américains, ils ont agi contre des ressortissants américains exploitant
des sites de jeux illégaux selon la loi fédérale américaine à partir
de serveurs situés aux Caraibes exploités en toute légalité par une
société "offshore". Les compétences législative et judiciaire ont été
exercées parce que les opérateurs ont sollicité les internautes situés
aux Etats-Unis à travers le site www.sex.com
et un numéro d'appel gratuit aux Etats-Unis. Le site était promu par
des publicités dans des magazines et journaux américains et les paris
portaient sur des événements sportifs aux Etats-Unis.
Dans
l'affaire Minnesota v. Granite Gate Resorts,
le Procureur Général a cité une société du Nevada (où les paris sur
les jeux étaient licites) et son président pour fraude et publicité
mensongère au regard des lois locales interdisant les paris car le site
promettait aux internautes de l'Etat qu'ils pouvaient légalement faire
des paris. Le tribunal a relevé que les opérateurs du site avaient reçu
en provenance de l'Etat quelque 75 appels sur leur numéro "900".
Une
autre analogie appropriée peut être imaginée avec le droit de la propriété
intellectuelle d'autant que la révolution des moyens de communication
touche à l'essence même des droits de propriété intellectuelle, soit
l'information. Aussi les poursuites des contrefaçons sont fondées le
plus souvent en délit et les droits en cause sont archetypiquement territoriaux.
Par exemple, en droit anglais il semble que l'opérateur d'un site dans
un pays à faible protection des droits d'auteur jouissant légitimement
des droits à des oeuvres dans son pays pourrait avec impunité en arroser
l'Angleterre.
Hors régime conventionnel, les tribunaux en Angleterre n'accepteront pas
la compétence par rapport une violation d'un droit de propriété intellectuelle
étranger.
Ces règles encouragent d'ores et déjà les entreprises, notamment les
radios en ligne, à chercher à localiser leurs activités sur le web dans
les pays où ils peuvent obtenir au moindre coût les droits d'auteur aux
musiques diffusées sur le web vers le monde entier. Ainsi, les raisonnements
et règles de l'affaire Napster, par exemple, ne suffiront pour protéger
les titulaires de droits des maisons de disques que dans la mesure où
elles en jouissent dans les pays d'origine et de destination de la communication
sur le web.
Certes
d'un tel régime résultent des abus.
Les
tribunaux français corrigent les excès en localisant la contrefaçon
sur le territoire national sur la base de l'"atteinte portée aux intérêts
protégés"; ainsi en a-t-il été d'une contrefaçon aux Etats-Unis d'un
ouvrage d'art français,
et de la vente en Italie à un anglais de faux Giacometti, la veuve de
l'artiste résidant en France.
Un
tribunal de New York, dans l'affaire Playboy
Enterprises, Inc. v. Chukleberry Publishing, Inc.,,
a ordonné à une entreprise italienne de cesser l'affichage sur son site
en Italie d'images dont la dissémination aux Etats-Unis était interdite
en vertu d'une ordonnance antérieure de 15 ans.
Il
s'eût agi de résoudre l'affaire yahoo en application du droit de la communication
audiovisuelle, la Directive européenne dite "Télévision sans frontières"
eut fourni un exemple de solution. Les Etats s'y engagent à ne pas entraver
sur leur territoire les émissions télévisées en provenance d'autres
Etats par rapport aux domaines "coordonnés" par la Directive.
La difficulté de situer l'information dans l'espace est éloquemment
illustrée par l'approche bifurquée incorporée dans la Directive européenne
relative aux droits d'auteur dans l'espace audiovisuel européen.
S'agissant d'une chaîne de télévision par satellite dont les signaux
peuvent être captés par des personnes en dehors du territoire national
dont la population est visée par ses efforts commerciaux, les ayant droits
aux contenus des programmes dans les pays non-visés commercialement n'auront
aucun droit de réclamer des redevances (article premier) alors que s'agissant
de retransmission de programmes audiovisuels étrangers sur des réseaux
câblés, les ayant droits sur le territoire du réseau câblé auront
droit à une rémunération (article 8).
Le
commerce électronique au sein de l'Union Européenne (UE) fournit un
autre cas d'espèce dans la régulation de l'information. La Directive
sur le commerce électronique, que nous ne citons pas en tant source de
droit par rapport à Yahoo ! Inc.
mais plutôt pour la force de son raisonnement, consacre le principe de
la régulation dite à la source quant aux activités entrant dans son
champ d'application.
Surtout, la Directive en son article 2(c) stipule que la présence et l'exploitation
de moyens techniques et de technologies exigées pour fournir le service
ne constituent pas en soi un établissement. On s'empresse de souligner
que la liberté de circulation des informations poursuivie pour parachever
le marché unique suppose un important degré d'harmonisation. Elle est
soumise à des exceptions importantes. D'abord, il y a les exceptions
générales autorisant les Etats membres de l'UE à restreindre la liberté
de circulation des idées en tout cas pour autant que se trouvant dans
le commerce elles menaceraient "l'ordre public, sécurité publique
et santé publique".
Ensuite, la Directive permet les restrictions à la libre circulation des informations pour la promotion
d'objectifs sociaux, culturels et démocratiques, tels que leurs diversités
linguistiques, spécificités nationales et régionales ainsi que leurs
patrimoines culturels
Sont également autorisées les
restreintes appliquées pour les investigations, la détection et les poursuites
en matière pénale, la protection des mineurs et la lutte contre l'incitation
à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité
et contre les atteintes à la dignité de la personne humaine, et la protection
des consommateurs, y compris des investisseurs.
Le
rapprochement avec la réglementation des sites financiers nous semble
tout spécialement porteur de leçons pour la conjugaison des règles nationales
à travers le monde régissant la communication d'informations dans un
mode passif. Précisons qu'il ne s'agit pas de débattre de la légalité
de la mise en oeuvre d'opérations de bourse dans un pays pour le compte
d'internautes dans un autre, ce qui ne serait pas passif. Il s'agit plutôt
de savoir si le seul fait qu'un internaute dans un pays peut visualiser
des offres de services financiers ou des informations réglementées à
son écran, sans que sa clientèle ne soit sollicitée, constitue une activité
soumise à la loi, souvent pénale, de tous les pays où le site est accessible.
Sans
doute parce qu'un tel résultat est jugé excessif, les régulateurs des
activités de bourse à travers le monde adoptent une interprétation bien
plus restrictive du champ d'application territorial de leurs réglementations
nationales. De manière générale, sauf à ce qu'une publicité sur un
site internet soit considérée comme "visant" les personnes présentes
sur le territoire de tout pays, elle ne sera pas soumise aux lois de ce
pays. L'International Organization of Securities Commissions (IOSCO), aussi
bien que les autorités américaines et françaises ont adopté des règles
en ce sens.
De surcroît, la tendance actuelle s'oriente vers la soumission des seuls
sites étrangers réalisant des opérations ou livrant des services sur
le territoire de l'Etat régulateur.
2.2.
- Sur le conflit de compétence judiciaire
En
1962, la Chambre Civile de la Cour de Cassation a formellement projeté
les règles de choix de forum interne au plan international.
A
ce titre, le défendeur peut en tout cas être poursuivi à son domicile,
à l'étranger ou en France, mais en vertu de l'article 46 du Nouveau Code
de Procédure Civile, le tribunal français est également compétent dès
lors qu'un fait dommageable a lieu dans son ressort ou que le dommage en
résultant y est subi. Dans les cas de diffamation par la presse ou la
radiodiffusion aux dimensions internationales, les tribunaux français
ont eu l'occasion de se déclarer compétents lorsque le message diffamatoire
est mis en circulation sur le territoire national.
Puisque dans l'affaire yahoo le Juge a non seulement considéré le dommage
comme subi en France mais a aussi estimé l'acte comme y ayant été réalisé,
sa compétence était fondée.
Pour
les raisons évoquées ci-dessus, nous avons exprimé des doutes quant
au situs
français des actes reprochés à Yahoo ! Inc.; ci-dessous nous analysons
l'opportunité du recours au lieu où les effets de l'acte dommageable
sont sentis pour accepter la compétence judiciaire internationale en matière
quasi-délictuelle. En fait, toute l'économie de l'article 46 invoquée
par le juge français pour s'attribuer compétence est bouleversée par
la révolution des moyens de communication. L'affaire yahoo illustre toutes
les difficultés de son application dans un monde numérisé et globalisé.
Certes
les dispositions de l'article 46 du NCPC ne diffèrent guère du résultat
de l'application jurisprudentielle de la Convention de Bruxelles de 1968
concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en
matière civile et commerciale européenne.
En effet selon l'article 5(3) de la Convention, le créancier d'une obligation
fondée sur un acte illicite peut agir en justice au lieu du domicile du
défendeur ou encore au lieu où le fait dommageable s'est produit. Mais
en vertu de l'arrêt Bier v. Mines de Potasse, lorsque l'Etat de l'acte
dommageable n'est pas le même que celui où surviennent ses effets, le
demandeur peut agir devant les tribunaux de l'un ou l'autre de ces Etats.
L'arrêt Shevill
de la Cour Européenne de Justice est particulièrement fertile en leçons
car l'affaire a concerné une demande fondée sur le délit de diffamation
par la presse. La Cour a considéré que le lieu de l'acte se trouvait
dans l'Etat d'établissement de l'éditeur et le lieu du résultat était
celui où la publication était diffusée lorsque la victime y était connue.
Mais
les tribunaux dans les pays de la Convention de Bruxelles se reconnaissent
aussi comme soumis aussi à l'article 6 de la Convention Européenne pour
la protection des droits de l'homme.
Cet article garantit au défendeur un procès "équitable". Or l'équité
d'un procès dépend en partie des possibilités pratiques pour le défendeur
de mettre en oeuvre ses moyens de défense. Un forum indiqué par l'application
de l'article 5(3) de la Convention de Bruxelles peut imposer au défendeur
un fardeau compromettant ses moyens de se défendre. Aucun demandeur ne
peut multiplier les procès (par exemple pour épuiser les moyens financiers
d'un défendeur moins nanti) même si chaque for choisi est compétent
selon les dispositions de l'article 5(3). De manière similaire, les juges
d'un forum sans aucun contact avec l'affaire présentée déclineront généralement
d'entendre l'affaire, non seulement parce que l'Etat n'a a priori
aucun intérêt à consacrer ses ressources à la solution de telles affaires,
mais aussi parce que de telles politiques exacerberaient le forum shopping
diminuant d'autant l'efficacité du droit international privé.
Certains
observateurs font un rapprochement entre l'exigence d'un procès équitable
selon la Convention européenne de protection des droits de l'homme et
le "due process" du 14 amendement de la Constitution américaine.
Les tribunaux américains ont eu plusieurs fois à juger à l'aune du "due
process" l'exercice de compétence judiciaire par rapport à des sites
internet en dehors du ressort du tribunal saisi. Selon une formule définie
dans l'affaire Zippo,
les sites sont répartis en trois classes en fonction de l'intensité de
leurs contacts avec les internautes de tout Etat: l'opérateur du site
étranger exploite des activités commerciales dans l'Etat, il entretient
des échanges interactifs à partir de son site avec les internautes de
l'Etat, le site ne propose que des informations auxquelles les internautes
peuvent accéder. Dans le premier cas, la compétence est fondée; dans
le troisième, elle ne l'est pas, et dans le cas intermédiaire, la réponse
dépend du degré d'interactivité et la nature commerciale des informations
échangées.
La
Southern District Court of New York a déclaré irrecevable la demande
en délit ("tort") sur le territoire de l'Etat d'un restaurant new-yorkais,
le Blue Note, à l'encontre d'un confrère du Missouri affichant sur son
site son enseigne Blue Note. Le tribunal a estimé qu'un "site web peut
avoir des effets sur tout le territoire des Etats-Unis, ou même à travers
le monde entier, mais sans plus, il n'y a pas d'acte délibérément dirigé
vers l'Etat du for."
Par contre, dans une affaire où l'opérateur d'un site a fait preuve selon
le tribunal d'une volonté d'engager des communications interactives avec
les internautes d'un Etat (131 fois), il a été considéré comme y ayant
des liens suffisants pour fonder la compétence judiciaire.
Et dans encore une autre affaire citée ci-dessus, un tribunal au Minnesota
s'est déclaré compétent pour juger une société du Nevada qui, à partir
d'un site hébergé en Belize, faisait de la publicité sur le web dirigée
vers tous les Etats-Unis y compris le Minnesota pour promouvoir ses paris
sur les jeux.
Le seuil des contacts minimaux était inférieur en matière de poursuite
par le Ministère Public qu'au civil, en l'occurrence dans une affaire
de protection des consommateurs contre des informations mensongères au
regard de la loi du Minnesota.
Dans
la récente affaire Neogen Corporation v. Neo Gen Screening, une cour d'appel
fédérale a approuvé l'exercice de compétence par les tribunaux du
Michigan par rapport à une société sous la loi de la Pennsylvanie en
soulignant l'importance de contacts commerciaux qui bien que limités
en leur quantité annuelle avaient été soutenus pendant 14 ans.
Par
contre dans une affaire de diffamation, un résident de la Pennsylvanie
a vu son action rejetée pour manque de compétence des tribunaux de son
Etat parce que la défenderesse canadienne n'avait pas visé son comportement
délictueux spécifiquement vers le ressort et parce que le point focal
du préjudice subi par le demandeur ne se situait pas dans le ressort du
tribunal.
L'application
à l'affaire Yahoo de telles exigences aurait éventuellement justifié
l'exercice de compétence par le tribunal français. En effet, le juge
a relevé que Yahoo ! Inc. accomplissait certains actes attestant sa volonté
de viser les internautes français. Par exemple, Yahoo ! Inc. programmait
des bannières publicitaires en français pour les visiteurs provenant
de la France.
En
d'autres termes, la compétence judiciaire internationale des tribunaux
aurait pu être fondée parce que l'auteur (Yahoo ! Inc.) du fait dommageable
(l'affichage d'insignes nazis), même commis sur son propre territoire
(sur ses serveurs aux Etats-unis), visait le public français. A cet égard,
certains regretteront que les associations demanderesses n'aient démontré
aucun flux d'internautes français vers les pages litigieuses car des contacts
aussi éphémères qu'on a tendance à les imaginer seraient probablement
considérés comme insuffisants pour fonder la compétence judiciaire par
rapport à Yahoo ! Inc.
Mais
la généralisation de la logique de compétence du juge français dans
l'affaire yahoo tend à augmenter plutôt qu'à réduire la fréquence
de conflits de compétence, à encourager le forum shopping plutôt qu'à
le décourager. Elle permettrait à un demandeur en France de poursuivre
un étranger n'ayant pas enfreint sa propre loi et n'ayant aucun autre
contact avec la France qu'un site web contenant des messages correspondant
à des contraventions de la cinquième classe en France.
Enfin,
comme ces règles s'appliquent réciproquement, l'affaire Yahoo devant
les tribunaux français préfigure un jour une affaire Wanadoo devant un
tribunal dans un pays n'adhérant pas aux mêmes valeurs ou moeurs que
le public français de Wanadoo.
3.
- Le besoin d'intervention du législateur français
Faute
d'autocorrection par les juges français, le législateur sera vraisemblablement
conduit à intervenir car l'application du principe de compétence de l'affaire
yahoo risque de heurter les principes du droit international public et
ainsi engager la responsabilité de l'Etat français.
3.1.
- Compétence législative
Le
problème de l'affaire yahoo se situe à l'intersection des règles de
droit international public et du droit international privé. Les tribunaux
en France sont censés appliquer leur propre loi pour la résolution des
conflits de lois. Mais cette loi interne n'est pas nécessairement conforme
aux exigences du droit international public régissant l'Etat français
dans ses relations avec les autres Etats.
L'attribution
de compétence dans le cas yahoo soulève un des dilemmes majeurs que le
droit international public doit résoudre. Si chaque Etat est pleinement
souverain, rien ne peut légalement empêcher son exercice de sa souveraineté;
mais l'exercice effectif de compétence d'une telle ampleur finira par
empiéter sur la souveraineté des autres Etats.
Le
principe que tout Etat peut légiférer avec effet extraterritorial est
acquis depuis l'affaire Lotus S.S.
Un navire français a heurté en haute mer un navire turc entraînant la
mort de plusieurs marins turcs. L'officier sur le pont du navire français
au moment de la collision, un français, a été arrêté par les autorités
turques et poursuivi pour homicide involontaire sous la loi pénale turque.
La France a poursuivi la Turquie devant la Cour Permanente de Justice Internationale
mais la Cour a considéré qu'aucune règle du droit international ne limitait
l'exercice par tout Etat de sa compétence y compris par rapport à des
événements hors de son territoire. Même si l'acte dommageable (la négligence
coupable de l'officier français) avait été commis sur le territoire
français (i.e. un navire battant pavillon français), ses effets ont été
ressentis sur le navire turc et à ce titre la loi pénale turque pouvait
sanctionner l'acte délictueux.
En
contrepoids, le droit international public a développé des règles limitant
la projection par tout Etat de ses lois au-delà de son territoire national.
Ces règles concernent aussi la compétence judiciaire de tout Etat. In
fine , tout
Etat peut légiférer par rapport:
aux
événements se produisant sur son territoire (entendu comme comprenant
les navires et aéronefs portant son pavillon),
aux
événements dont des éléments constitutifs se produisent sur son territoire,
aux
événements dont des effets sont ressentis sur son territoire,
aux
actes de ses propres ressortissants où qu'ils se trouvent,
aux
actes enfreignant les principes généraux du droit international public
où et par qui (voire quand) ils aient été commis.
Dans
le cas de Yahoo ! Inc., le juge a considéré que les actes engageant la
responsabilité civile avaient été commis en France par Yahoo ! Inc.
et que la loi pénale française s'appliquait donc au comportement de Yahoo
! Inc.
Certes,
face à des sites implantés dans un paradis informationnel - "data haven"
- (Sealand ou autres réserves indigènes souveraines en la matière),
personne ne conteste qu'il faut bien avancer les limites de la compétence
législative des Etats pour qu'ils puissent réguler les sites "fugitifs"
visant leurs internautes dans le but de déjouer les lois normalement applicables.
Le
juste milieu est sans doute une question de circonstance dont les infinies
combinaisons et permutations rendent problématique toute solution anticipatoire
et générale. Les formulations les plus souvent avancées pour tracer
la limite de la compétence législative font référence à des effets
significatifs, directs et prévisibles de l'acte dommageable de l'étranger
dans le ressort du tribunal saisi.
Lorsque
des effets d'un comportement fautif en termes de la loi locale se font
ressentir sur le territoire de son ressort, le législateur est fondé
à créer et appliquer une réglementation nationale. Ainsi, dans un registre
autre que celui de l'affaire yahoo, les autorités chargées de la régulation
de la concurrence et les tribunaux chargés de tels litiges, de part et
d'autre de l'Atlantique, agissent par rapport à des sociétés étrangères
si leurs comportements mêmes à l'étranger ont des effets sur leurs marchés
nationaux, par exemple par l'importation de produits dont les prix sont
faussés par des violations des règles de la concurrence.
Dans
l'affaire yahoo, étant observé que la Californie n'est a priori
pas une Sealand ou autre "data haven", et que Yahoo ! Inc. n'a pas le profil
typique d'un site "fugitif", la projection extraterritoriale des lois françaises
est prima facie
exorbitante. Cette présomption de fait n'est certes pas irréfragable;
si la France avait un intérêt national ou fondamental en cause, l'application
de ses lois pourrait éventuellement se justifier mais, en l'occurrence,
la loi défendue par les associations victimes est sanctionnée à titre
de simple contravention.
En
jugeant de la portée extra territoriale de toute norme nationale, il y
a lieu de prendre en compte l'existence de normes différentes auxquelles
le défendeur est soumis au lieu de l'actus delicti.
Il semble acquis en droit international public qu'un Etat ne doit pas projeter
sa loi en dehors de ses frontières si le résultat impose à des personnes
à l'étranger un comportement contraire aux normes obligatoires sur leur
territoire.
D'après
le jugement de la Cour Suprême des Etats-Unis dans l'affaire Hartford
Fire Insurance,
cette limitation à l'exercice de compétence législative ne s'applique
que lorsque les contraintes des deux lois nationales s'opposent, et elle
est sans effet lorsque le défendeur pourrait satisfaire aux deux régimes
nationaux; par exemple deux régimes nationaux d'enregistrement préalable
à une certaine activité pourraient coexister. Ainsi la Cour a appliqué
les lois anti-trust américaines à des ententes conclues et mises en oeuvre
légalement sur le marché de la réassurance au Royaume-Uni mais illégaux
en droit américain et ayant des effets sur le marché américain de l'assurance.
Les
tribunaux français eux-mêmes ont monté des défenses contre la projection
extraterritoriale de la loi américaine. Ainsi, en 1965, dans la célèbre
affaire Fruehauf,
la justice française a frustré les velléités extraterritoriales du
législateur américain qui avait imposé un embargo commercial vis-à-vis
de la République Populaire de Chine. La filiale française de la société
américaine Fruehauf Corp. avait reçu une commande de véhicules de son
client français, Automobiles Berliet S.A. Il était admis que la destination
finale des véhicules était la République Populaire de Chine. Or le Département
du Trésor américain avait ordonné à la maison-mère américaine Fruehauf
Corp. de suspendre l'exécution du contrat en France en vertu des exigences
de la loi contre le commerce avec les "ennemis" des Etats-Unis.
Une
issue aussi astucieuse que judicieuse a été trouvée: les administrateurs
nommés par la minorité au sein de la filiale française ont obtenu du
Tribunal de Commerce de Corbeil Essonnes que soit désigné un administrateur
provisoire pour le temps d'exécuter le contrat. La Cour d'Appel a confirmé
en invoquant l'intérêt supérieur de la société par rapport à celui
des actionnaires, en précisant que la survie même de la filiale française,
employeur de quelque 600 personnes, était menacée en cas d'inexécution
du contrat.
Face
à des oppositions de lois nationales, et considérant la souveraineté
de chaque Etat comme illimitée, une issue consiste à ce que les Etats,
sans y être obligés mais sous une pression plus forte que celle de la
simple courtoisie, les uns envers les autres, tolèrent que les actes législatifs,
exécutifs et judiciaires de tout autre Etat puissent avoir effet sur leur
territoire.
Cette
intention est parfois concrétisée par des engagements conventionnels.
L'article VIII des Statuts du Fonds Monétaire International en offre une
illustration; sa Section 2(b) oblige les tribunaux d'Etats adhérant au
régime concerné de refuser l'exécution de contrats valables si ce n'est
qu'étant en violation des réglementations de change d'un autre Etat de
statut similaire.
Mais
la solution aux conflits de lois consiste évidemment à ce que les législateurs
à travers des conférences d'Etats conviennent d'harmoniser leurs règles
de conflits de loi ou encore d'uniformiser leurs règles de fonds en droit
pénal. Cette approche trouve des échos dans l'Accord relatif aux droits
de propriété intellectuelle conclu dans le cadre du GATT ("General Agreement
on Tarifs and Trade") et de l'Organisation Mondiale du Commerce
ainsi que dans la Directive européenne du 22 mai 2001 visant l'harmonisation
des règles de fonds régissant les droits d'auteur à l'intérieur de
l'Union Européenne.
Elle inspire aussi le projet de convention du Conseil de l'Europe pour
la lutte contre la cyber-criminalité.
3.2.
- Compétence judiciaire
S'agissant
de situations comme celles de Yahoo ! Inc., en supposant l'existence d'effets
sur le territoire d'un Etat suffisants pour justifier l'exercice de sa
compétence législative, l'Etat doit imposer à ses tribunaux des contraintes
supplémentaires avant de se déclarer compétents par rapport à un défendeur
à l'étranger. Certains seront éventuellement tentés d'arguer que les
périmètres des compétences législatives et judiciaires sont identiques.
Toutefois, un intérêt pratique et déterminant de la distinction consiste
à ce qu'elle permet de réduire le champ des conflits de juridiction possibles
au fur et à mesure que le risque de leur matérialisation se précise.
En
droit international public, les juges de tout Etat doivent éviter d'ordonner
des mesures dont l'exécution supposerait la coopération d'autorités
étrangères.
Ainsi en sera-t-il de la radiation de l'immatriculation d'une société
étrangère auprès du registre du commerce et des sociétés dans le ressort
de son siège qui est autre que celui du juge saisi.
De manière générale, les autorités judiciaires de tout Etat s'imposent
une certaine réserve afin d'éviter de provoquer des conflits et acceptent
même des gênes dont l'élimination absolue est impossible et qui, chacun
le sait, doivent être réparties, dans un système où la coopération
est possible, et qui est organisée à l'optimale, en visant la minimisation
des inconvénients pour tout le monde.
Alors
se pose la question de savoir dans quelles circonstances aurait pu être
exécutée l'astreinte ordonnée par le tribunal français à l'encontre
de Yahoo ! Inc. En plus de l'otage qu'eût constitué Yahoo France dont
les paiements en faveur de Yahoo ! Inc., et dont les actions appartenant
à Yahoo ! Inc., auraient pu être saisies en exécution de l'astreinte,
l'ordonnance de la justice française aurait éventuellement pu servir
pour pratiquer des saisies entre les mains de tiers en France. Par contre,
le succès de tentatives de saisies à l'étranger dépendrait des possibilités
de Yahoo ! Inc. de plaider dans les procédures d'exequatur locales le
manque de compétence internationale du tribunal français. Le succès
de telles procédures est douteux; ainsi, par exemple, un tribunal de la
Province canadienne de la Colombie-Britannique a-t-il refusé l'exequatur
à un jugement de dommages intérêts pour diffamation sur l'internet d'un
résident de la Province par un autre obtenu au Texas où se trouvaient
des investisseurs potentiels dans l'entreprise du plaignant parce que ce
dernier ne démontrait pas une "connexion réelle et significative" avec
le Texas.
Considérant
qu'il semble acquis en droit international public que les sociétés d'un
groupe international ont des personnalités juridiques distinctes et que
les fautes des unes ne seront pas reprochées aux autres du seul fait de
leur appartenance au groupe, des mesures d'exécution tendant à priver
Yahoo ! Inc. de ses actifs en France risqueraient d'être considérées
comme correspondant à la poursuite d'un objectif licite en droit local
par un moyen illicite en droit international public: l'application d'une
loi française à des actes accomplis aux Etats-Unis par une société
américaine sans violation de la loi américaine sanctionnée par une confiscation
larvée d'actifs étrangers en France sans compensation prompte, effective
et adéquate.
4.
- Conclusion
L'affaire
yahoo illustre les difficultés d'appliquer les régimes de droit international
privé et public dans un monde numérisé, mais aussi que le problème
tient davantage à l'excès qu'au manque de règles parmi lesquelles choisir.
L'affaire
pose les questions de savoir quelles sont les limites à imposer à la
projection à des sites au-delà des frontières de la loi pénale nationale
ainsi qu'à l'imputation de la responsabilité quasi-délictuelle et quelles
circonstances justifient l'exercice de la compétence par les tribunaux
par rapport à des opérateurs de sites internet passifs à l'étranger.
Nous
avons cherché à démontrer que l'application de la pénale française
à Yahoo ! Inc. et l'exercice de la compétence judiciaire à son égard
ne s'imposaient ni en droit international privé français ni en droit
international public.